Il paraît nécessaire désormais de clarifier l’utilisation des termes archive au singulier et archives au pluriel. En français, si on consulte le dictionnaire, le mot archives est toujours employé au pluriel, le terme archive au singulier est en fait un empreint à l’anglais. Alors que les archives désignent à la fois les documents archivés et le lieu de stockage de ces archives, le terme pris au singulier renvoie à un système d’énonçabilité. C’est Foucault qui utilisa le terme au singulier dans l’archéologie du savoir1 :
« l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut-être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. Mais l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes ces choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe, ne s’inscrivent pas non plus dans une linéarité sans rupture, et ne disparaissent pas au seul hasard d’accidents externes....2 » Derrida ou Arlette Farges cités plus haut restent imprécis sur leur emploi du terme et oscillent entre Archive et archives sans véritablement assigner aux deux termes une distinction claire. Il est en effet parfois difficile de différencier les deux termes.
The bomb project est un travail sur internet de l’artiste américain Joy Garnett. LIEN ? Ce travail se situe à la croisée des chemins entre science, technologie, communication et guerre. The bomb project se présente comme une archive. Le travail de Joy Garnett consiste en une accumulation d’images de tests d’armes nucléaires. Ces images sont fascinantes car derrière un spectacle qui visuellement peut-être attirant au niveau des couleurs et des formes, on ressent l’effroyable capacité destructrice de ces machines de mort. Ces documents sont une présentation de la barbarie humaine. En exposant ces images, elles sont soumises à la critique et la réflexion de ceux qui les reçoivent. Au départ, nombreuses sont les images qui ont été prises lors de tests aux USA par des photographes ignorant les risques de la contamination radioactive, ces photos étaient des moyens de vérification de la puissance des dernières avancées en terme de destruction et permettaient aussi d’asseoir la puissance américaine face au bloc de l’Est.
Cette œuvre, créée récemment, se justifie par le contexte politique International et plus précisément américain où juste quand nous pensions être à l’abris de la "Bombe", la rupture est-ouest s’est effritée et est apparue une autre sorte de guerre. La peur des missiles à tête nucléaire a été remplacée par la peur d’une petite et portable "dirty bomb", une attaque en ville par des armes bactériologiques. Il semble que la stratégie de la dissuasion mutuelle soit la seule qui régisse les relations entre deux ennemis disposant des mêmes capacités de destruction (c’est encore vrai entre l’Inde et le Pakistan par exemple). Mais avec les activités grandissantes de l’industrie nucléaire et le renouveau d’intérêt pour les armes atomiques par le gouvernement américain telles que celles utilisant de l’uranium appauvri, il semble approprié de prendre en considération ces machines de malheur. Tel est le constat servant de base à cet artiste engagé, qui en dehors de ce projet est avant tout un peintre qui reproduit sur toile les photographies de presse des grands quotidiens américain. En plaçant ces photographies dans une archive, Joy Garnett les libère de leur utilisation première et les recontextualise. L’archive donne alors la possibilité d’assigner de nouveaux sens aux images. En liant ces images à des sources officielles et à des sources officieuses, il casse sans cesse les contextes, en fournit d’autres puis les casse à nouveau. Dans une œuvre comme celle-ci la référence à la notion d’archives semble évidente, une accumulation de photos est présentée dès la page d’accueil du projet. Mais ce qui en fait une archive, ce n’est pas tant les nombreuses photographies affichées que les liens qui les relient les unes aux autres ou à d’autres sites apportant des couches supplémentaires de sens à ces images.
Pour Foucault l’archive n’est pas une accumulation de documents, « Par ce terme, je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une culture a gardés par-devers elle comme documents de son propre passé, ou comme témoignage de son identité maintenue ; je n’entends pas non plus les institutions qui, dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la mémoire et maintenir la libre disposition 3 », il utilise le terme archive au singulier pour désigner « ce qui, à la racine même de l’énoncé-événement, et dans le corps où il se donne, définit d’entrée de jeu le système de son énonçabilité4. ».
Bien que très liée aux archives, l’archive s’en distingue comme étant un système, l’archive définit le « mode d’actualité de l’énoncé-chose5. »
Mais qu’est-ce que l’énoncé ? Est-ce une phrase ? Une phrase est bien un énoncé, mais l’inverse n’est pas forcément vrai. D’autre part deux phrases identiques peuvent être deux énoncés distincts. Un ensemble de signes peut être un énoncé mais un énoncé n’est pas un simple ensemble de signes. L’énoncé est lié à un référentiel qui forme le « lieu, la condition, le champs d’émergence, l’instance de différenciation des individus ou des objets, des états de choses et des relations qui sont mises en jeu par l’énoncé lui-même. 6 ». L’énoncé est lié à un sujet qui n’est identique au sujet de sa formulation, mais lui est extérieur et peut varier, il est dépendant des relations qu’il entretient avec d’autres énoncés qui lui sont en marge. Il apparaît dans son mode d’actualité par le jeu des relations entre plusieurs énoncés. Et c’est l’archive qui définit ce mode d’actualité.
L’archive est donc ce système régissant les modes d’apparition des énoncés en plaçant des corrélatifs entre les énoncés. De plus l’identité d’un énoncé diffère dans le temps de son énonciation et est dépendante des énoncés qui l’entourent, une proposition donnée n’est pas le même énoncé suivant qu’elle est formulée dans un temps donné ou dans un autre. En cela l’énoncé est événement, « alors qu’une énonciation peut être recommencée ou ré-évoquée, alors qu’une forme (linguistique ou logique) peut-être réactualisée, l’énoncé, lui a en propre de pouvoir être répété : mais toujours dans des conditions strictes. 7 »
L’archive n’est donc pas ce qui conserve et sauvegarde des énoncés, ni même ce qui permettrait de faire réapparaître des énoncés disparus, elle est ce qui fait apparaître les règles d’une pratique qui permet aux énoncés à la fois de persister et de se transformer régulièrement. L’archive « est le système général de la formation et de la transformation des énoncés. 8 »
Philippe Monfouga, 2005 EN PDF ?
1Ibid.
2Michel Foucault, l’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 2002, p. 170.